11 avril 2022, Pavillon de l’Acad?mie nationale de police, Fr?res
Dans des circonstances gravissimes, qui d?fient violemment l’ordinaire, nous sommes parfois amen?s ? nourrir des consid?rations alarmistes, ou ? ?noncer des propos eux-m?mes hors normes, que ne nous auraient jamais arrach?s des circonstances ordinaires. Je dois l’avouer, au prime abord, l’ins?curit? nous a g?t?s ! Humour ? Point du tout. C’est un classique historique, un mal collectif profond, comme on le constate, pour les gouvernements qui font face ? des crises de forte intensit?, des catastrophes naturelles, des ?pid?mies, des attentats, a fortiori des vagues d’assassinats et de kidnapping. Sans r?sultats ? Certes, cette crise laissera derri?re elle un paysage de d?vastations ?conomiques et un nombre impressionnant d’acteurs ?conomiques, de familles appauvries et parfois ruin?es… Au-del? d’un d?fi hors norme, ils voient tous leur popularit? et la confiance d?cliner pendant le d?roul? de la crise. C’est encore plus vrai dans une ?poque domin?e par le dysfonctionnement des institutions r?publicaines. Et peut-?tre encore davantage en Ha?ti, du fait de l’absence dramatique du pr?sident de la R?publique.
A la lecture de cette conjoncture ?pouvantable, il n’est donc pas ?tonnant que, bien avant l’intronisation du pouvoir int?rimaire, tous les acteurs et d?cideurs semblent naviguer ? vue et soient parfois contraints d’improviser leurs strat?gies pour g?rer cette crise de succession. Pour caract?riser la situation actuelle, il est devenu courant de parler d’urgence s?curitaire. En cons?quence, la Police nationale qui aurait d? ?tre audit?e r?guli?rement – ce qui n’est pas le cas – a suscit? autant d’espoirs avides et de controverses muscl?es que ces derniers mois. C’est que la chose est d’importance : de ses actions d?pend la neutralisation d’une ins?curit? qui a clo?tr? chez elle la moiti? de la population, de ses mesures et avanc?es positives d?pendent d?sormais nos vies, notre droit ? nous d?placer, nous r?unir, nous divertir. Pour les collapsologues locaux, c’est entendu : nous fon?ons pied au plancher sur l’autoroute de l’effondrement global.
Examinons les faits. Trois choses absolument frappantes se sont produites depuis les ?v?nements dramatiques du 5, 6, 7 juillet 2018. La premi?re, c’est qu’aux premi?res alertes, tous les ?lus et institutions l?gitimes ou presque se sont ?vapor?s : c’est l’?re du commencement de l’instabilit? post-Privert. Le deuxi?me fait frappant est la quasi-absence de leadership collectif dans la crise depuis lors. Ce qui se passe maintenant, ce n’est rien de moins qu’une descente aux enfers : un pays en voie d’extinction, un Etat en d?liquescence sous les yeux hagards de la Communaut? internationale, appel?e commun?ment Core Group. Le virus de l’instabilit? , pas plus aujourd’hui que dans le pass?, n’a ?t? trait? comme un ennemi visc?ral de stabilit?. Chaque groupe politique a mis en oeuvre sa strat?gie propre sans se coordonner avec les autres, sans faire appel aux organisations saines de la soci?t? civile et sans tr?ve des ambitions personnelles ou claniques. Pour ceux qui gouvernent ou qui ont l’ambition de diriger, une crise grave propose pourtant une opportunit?. On en est loin jusqu’? pr?sent. Le troisi?me fait marquant est, comme ? l’accoutum?e, la cristallisation des ing?rences et injonctions ?trang?res entre les risques d’une transition erratique et l’organisation improbable d’?lections g?n?rales ? tout prix, qui dessinent les contours d’une incertitude explosive. Ce sont comme des signaux faibles d’une m?t?o pluvieuse qui pourrait s’assombrir et tourner rapidement au cyclone comme dans toutes les transitions, en particulier si la vie ch?re et la violence criminelle s’aggravent. Priv? de consensus national, le pouvoir issu (ou mis sur pied ? la suite) de l’assassinat de Jovenel Mo?se le 7 juillet 2021 a restaur? les clivages habituels dans un monde chaotique de luttes pour le pouvoir. Rien que ?a ! Beaucoup de bruit pour rien. Pardon, beaucoup de d?g?ts, de crimes pour en arriver l? ! La nouveaut?, mise en lumi?re par la crise actuelle, est l’attentisme ou l’arbitrage momentan?ment partisan de la Communaut? internationale comme seul <> ayant la capacit? de changer la donne, en pr?conisant la formation d’un gouvernement inclusif. C’est donc autour de ce clivage que les relations inter-ha?tiennes vont d?sormais s’organiser.
Pour moi qui suis l’auteur de trois livres (Une arm?e dans la m?l?e, 1994 ; Fin du Militarisme Ha?tien, 1996 et Une Police dans la tourmente, 2015), l’histoire r?cidive. Elle b?gaie. Crise s?curitaire, syst?me judiciaire inop?rant, repli d?mocratique, inflation, fuite des cerveaux et des capitaux, etc. A bien des ?gards, 2022 ressemble ? 2004. Alors devant nous, l’explosion, le chaos total ? Non, il est encore temps d’agir. Mais que faire lorsque le pays est menac? dans son existence ? La vie d?mocratique ne se limite pas au seul mode de scrutin. Elle peut aussi s’exprimer dans la vitalit? des institutions, dans la vigilance des forces de l’ordre et des forces vives de la nation, dans la vivacit? des d?bats entre tous les secteurs. D’abord, des sujets aussi essentiels que la s?curit?, la recherche de la paix publique ou la transition d?mocratique sont d?sormais des comp?tences du niveau intercommunal, associatif, m?diatique. Le meilleur exemple, c’est la Police routi?re. C’est l’exemple le plus positif d’une interaction oblig?e entre la Police et la Population, entre la Police et la Presse. Ce qui m?rite d’?tre ?largi et renforc?. Mais ni les ?lus ni les citoyens n’ont un monopole sur l’espace public, et celui-ci est le fruit d’une multitude d’acteurs. La vitalit? des forces de l’ordre d?pend aussi ?videmment de la contribution qu’y apportent les professionnels de l’information, les partis politiques, les ?lites poss?dantes, et notamment les journalistes, les directeurs d’opinion, les candidats, les chefs d’entreprise de tout niveau. Evidemment une telle situation ne rel?ve pas de la seule responsabilit? de la population, en un sens c’est m?me le contraire : seul en effet un changement de paradigme au plus haut sommet de l’Etat, donc au sein de la Police nationale – plus exactement une tr?s forte volont? de renouveau pouvait s’y reconna?tre, la porter ? avancer et persister ? s’y identifier.
Dans cette nouvelle configuration, que peut, que doit faire la PNH pour conserver la ma?trise de son destin ? Cinq leviers me paraissent urgents et d?terminants. Cela pose la question de la gestion institutionnelle en mode <> (Prendre des risques, engager l’action, produire, g?rer les contraintes, utiliser ? bon escient les ressources, finaliser) qui invitent les personnes ? s’engager dans l’action et ? produire. Or cette fa?on de faire rel?ve de ce que j’appelle la p?dagogie de la catastrophe. En mettant les points sur les i et en rapprochant le danger, cette analyse produit de la clart? devant l’?normit? de ce qui nous menace. Elle permet d’?tudier la situation et de voir s’il y a des fa?ons d’y faire face.
1. Professionnalisation
Le premier levier est l’organisation et le renseignement pour motiver toutes les personnes concern?es avec le dilemme d’?tre plus ou moins alarmiste afin d’am?liorer l’image institutionnelle si d?testable aujourd’hui. En faire une Police de m?tier demeure une gageure. La transparence est un bon outil. Celui-ci doit d’abord ?tre pris comme une contrainte quitte ? d?fendre la l?gitimit? de ceux qui ont pris la d?cision. Puis les communications en termes de gravit? avec notamment des chiffres sur les enl?vements et des t?moignages de victimes sont toujours plus efficaces si les forces de l’ordre ne restent pas inactives. Il leur faut ?laborer et surtout r?ussir une vraie strat?gie de communication et de relations publiques claire, convaincante et associant des m?dias et public-cibles qui exp?rimentent depuis des semaines, de terribles assignations ? r?sidence faites d’impuissance, d’angoisse et de drames.
Aucune politique de communication n’est possible lorsque l’on est min? par des dissensions internes irr?conciliables et des d?faillances criantes, l’histoire montrant que la formation continue et l’entra?nement sont indispensables en tous points. Seules une r?organisation et une vision r?aliste des enjeux structurels et d?ontologiques permettront, selon moi, ? la PNH d’?viter le d?clin comme en 2014. C’est un combat crucial entre le peuple ha?tien, h?las sans d?fenseurs d?termin?s, et la criminalit? organis?e qui est en train de saper les bases du mod?le d’?tat h?rit? de l’apr?s-Duvalier.
2. Leadership
Le deuxi?me levier est le leadership pour r?pondre aux besoins de couverture territoriale, de s?curit? et de d?diabolisation de la PNH. Tous les acteurs d?cisionnels (des agents aux commissaires en passant par tous les chefs d?partementaux, etc.) ont un r?le de leadership, c’est-?-dire de pr?venir et d’agir en vue de combattre l’ins?curit?. Plus qu’une corr?lation, y aurait-il l? un lien direct de causalit? entre un climat de peur qui se renforce et une police qui s’affaiblit ? Les temporalit?s sont difficiles ? g?rer mais le fait de s’inscrire dans une dynamique ?valuative aide et permet de construire les conditions de la confiance. Les policiers sont aussi des acteurs de pouvoir qui doivent redorer leur blason et lancer des signaux rassurants. Sinon … on conna?t la suite, h?las !
3. Am?lioration
Le troisi?me levier est celui de l’am?lioration des conditions de travail pour permettre une forme de s?r?nit?, c’est-?-dire le fait de trouver des solutions par de multiples avantages qui peuvent s’av?rer ?tre pertinents et faire avancer la Police nationale ? tous les ?chelons dont les commissariats sont dans un mauvais ?tat pour la plupart. L’am?lioration c’est, par d?finition, proposer quelque chose qui n’existe pas. Pour cela, il faut sortir du cadre scl?ros? et trouver des solutions aux nombreux probl?mes internes, en appliquant des mesures dans une logique de revalorisation et de respectabilit? qui r?pondent ? l’urgence de la crise et ? ses probl?matiques. L’am?lioration c’est aussi se mettre en posture de penser que tout est toujours possible cr?ant ainsi une dynamique conqu?rante. C’est l’id?e-phare qu’on voudrait d?fendre ici en promouvant quelques transformations de fond qui touchent tour ? tour au salaire, aux assurances et au cr?dit.
4. Vetting
Le quatri?me levier est celui de la r?ponse imm?diate : la lutte contre le banditisme et la corruption au sein m?me de l’institution. Il s’agit de produire quelque chose qui est utile pour la collectivit? en fonction des responsabilit?s, des comp?tences et des ressources ? disposition de mani?re tr?s rapide. L’insignifiance organisationnelle – je veux parler de l’impr?paration, de l’amateurisme de la grande majorit? des policiers – n’est pas le seul champ du d?sastre. Un plan de restructuration ou de renforcement de cette institution aura du sens s’il s’inscrit dans un projet global de soci?t? (ouverte). La justice aussi dont les tribunaux fonctionnent dans des conditions lamentables souffre de d?cisions en mati?re p?nale qui s’av?rent scandaleuses, int?ress?es.
5. Les acteurs op?rants
Le cinqui?me levier est l’importance de la d?politisation. Qui d?cide ? Qui est en premi?re ligne ? En situation de crise, tous les protagonistes ne sont pas expos?s de la m?me mani?re. Ceux qui sont en premi?re ligne prennent davantage de risques. Ces derniers doivent ?tre valoris?s au regard des risques pris et reconnus collectivement sans consid?ration politique aucune. L’expertise, le m?rite, la volont? mais aussi parfois les contraintes font de certains agents et cadres la premi?re ligne. Ces ressources sont importantes et leur valorisation est une condition indispensable sur le plan manag?rial. Au-del? de la r?gle <> qui est modifi?e, il y a n?cessit? de d?boucher sur l’application de la r?gle <> au regard des risques pris et de l’importance des actions r?alis?es.
Les grands bouleversements intervenus depuis la d?mobilisation des Forces Arm?es d’Ha?ti en 1995 qui a ?t?, ? n’en pas douter, une v?ritable catastrophe n’ont ainsi pas toujours ?t? d?chiffrables au moment o? ils se sont produits, sans doute parce qu’ils appartenaient ? une ?re de transition accouchant d’un monde instable et terrifiant qui se pr?sente aujourd’hui, avec l’inefficacit? de la PNH, sous une lumi?re crue. Largement comment?s, diss?qu?s, les termes du d?bat s?curitaire et policier sont donc bien connus. Or une fois de plus le monde est devenu dangereux, terriblement dangereux, et nous n’avons pas d’autres choix que d’abandonner nos coupables pudeurs pour affronter les fl?aux de la drogue, du banditisme, de la cybercriminalit?, du terrorisme, de la contrebande, du changement climatique, du blanchiment d’argent qu’il nous donne ? voir, et les cons?quences que nous devrons rapidement en tirer pour y survivre en hommes libres. A cet ?gard, l’option du recours ? une arm?e professionnelle est forc?ment incontournable.
Tout mon propos ? l’occasion du dixi?me (10e) anniversaire de cr?ation de l’Acad?mie nationale de Police, est d’expliquer que l’effondrement des syst?mes faibles comme la PNH est de l’ordre du possible, mais pas du destin, si l’on op?re le virage appropri?, avant qu’il ne soit trop tard !
Pierre-Raymond DUMAS